Carency (62) Juin 1915
Carte Postale datée du 28/06/1915
L'expéditeur de la carte postale écrit:
"Je vous envoie un petit coin des ruines de Carency après la Victoire, c'est saisissant de cette coquette bourgade, il ne reste rien et les ruines sont encore marmitées tous les jours"
extrait de la Revue "les Annales" les ruines de Carency.
L'article sur Carency est signé Maurice BARRES de l'Académie Française:
" Carency! C'est là que les allemands ont trouvé leur obstacle et leur limite.
Vous connaissez l'histoire. C'était en octobre 1914; Maître du bassin houiller,
ils voulaient s'établir sur les collines de l'Artois. Ils venaient de saisir de hautes
luttes, Notre Dame de Lorette, Souchez, Ablain St Nazaire.
Dans la nuit du 5 au 6 octobre, ils prirent d'assaut Carency. Du moins ils le prirent au 3/4
sa dernière maison, dont je regarde les décombres, la brasserie de Carency
leur échappa toujours.
Neuf mois durant, ce village de rien du tout est demeuré mi-français, mi-bavarois. On s'y
fusillait, sans pouvoir avancer ni d'un côté ni de l'autre. Est-ce ici ou bien à Neuville
St Vaast que e place l'histoire de la vache internationale?
Cette vache habitait au village, ou les bôches la trayaient; elle patûrait dans les prairies
ou les notres profitait de son lait. Des correspondances homériques s'échangeaient
entre les 2 camps, attachés à la queue de la bête. Un obus en fût un jour, la fin.
Quelle forteresse colossale, durant ces 9 mois, les allemands oganisèrent sur les hauteurs
et les alentours de Notre Dame de Lorette, sur ces positions extrêmes qui séparent l'Artois et les Flandres
les familles françaises en deuil ne le savent que trop. Ils étaient là dedans, insensibles à la mitraille,
attendant l'heure de notre assaut pour ressurgir à la lumière.
Quels obus à grande capacité d'explosifs ne faudrait-il pas pour fouiller de tels réduits et y anéantir la bête!
Cependant, nous avons percé ce front intangible allemand, et tout au moins nous l'avons déplacé.
Je n'oublierai jamais le nombre d'heures que j'ai passées à causer avec les soldats, paysans
ou parigots, dans les friches boulversées qui furent les jardins ou les vergers de Carency.
Quelle beauté morale chez ces hommes, quelle abnégationtoute simple, quelle parfaite
bonté, et quelle ignorance émouvante de leur propre grandeur! J'admire nos officiers,
à qui le Général allemand commandant "a division de fer et de sang" (celle qu'on jette dans
la mélée pour répondre à nos plus ardentes offensifs) a rendu cet hommage de dire:
Les officiers français courent en avant de leurs hommes, et cette bravoure excessive les a rendus
presque populaires parmi les soldats allemands".
Mais je médite et, je comprends de tout mon coeur ce que nos chefs, précisement,
disent tous de leurs soldats, de l'homme des tranchées:
- C'est à se mettre à genoux devant lui. A chaque fois qu'on les rencontre, ces paysans déguisés en soldats
qui songent aux gens et aux choses de chez eux plus qu'à manger tout crus le coeur et le foie des Boches,
qui tiennent sans une plainte et qui disent paisiblement "qu'on les aura" n'éprouvez vous
pas une sorte de révélation religieuse? Comme ils se dévouent pour une cause qui dépasse
chacun de nous! ils iront jusqu'au bout, tant qu'il faudra."